Beaucoup d’informations, mais trop peu de protections
L’accord Ottawa-Washington sur le partage de renseignements inquiète
Barack Obama et Justin Trudeau se sont entendus, cette semaine à Washington, pour accroître encore davantage le partage de renseignements sur les voyageurs traversant la frontière, de même que les listes d’interdiction de vol des deux pays. Une annonce discrète, passée presque inaperçue, mais qui inquiète vivement les groupes de défense des droits civils qui craignent carrément un autre cas comme celui de Maher Arar.
Car le gouvernement canadien permet déjà le partage d’informations personnelles au sein de l’appareil gouvernemental, de même qu’avec certains pays tiers. Et ce, sans les balises nécessaires pour prévenir un partage d’informations erronées, superflues, incendiaires ou risquées, souligne Alex Neve, secrétaire général d’Amnistie internationale Canada.
« Il n’y a pas les balises nécessaires par exemple pour éviter qu’un autre cas comme Maher Arar se reproduise », prévient-il, en entretient avec Le Devoir. « Lorsqu’on accroît simplement le partage d’informations sans prendre les mesures nécessaires pour répondre à ces préoccupations […] les préoccupations en matière de droits de la personne ne font que croître, elles ne s’atténuent pas. »
Or, le président américain et le premier ministre canadien ont annoncé jeudi que leurs administrations compléteront le système commun qui leur permet d’enregistrer les entrées et sorties de voyageurs à la frontière des deux pays. Mis en place en 2011 par M. Obama et Stephen Harper, ce système répertoriait pour l’instant les traversées de frontières terrestres des ressortissants d’un pays tiers ou des résidents permanents du Canada et des États-Unis. La pratique sera étendue, dans les prochains mois, aux citoyens canadiens et américains qui traversent la frontière tant par voie terrestre qu’aérienne. Le ministère de la Sécurité publique affirme que les deux pays respecteront leurs lois en matière de protection de la vie privée. Mais le gouvernement fédéral n’annonce pas, pour l’instant, de garde-fous.
Commissaire inquiet
Le commissaire à la vie privée s’était pourtant déjà inquiété, il y a cinq ans, de voir que le Canada et les États-Unis peuvent partager avec un pays tiers les informations reçues de leur voisin, sans qu’une autorisation soit exigée ou qu’un avis soit fourni au pays source. « En règle générale, la communication transfrontière de renseignements personnels est nécessaire pour assurer la gestion des frontières, mais elle crée manifestement des risques d’atteinte à la vie privée. C’est pourquoi il est important de mettre en place des mesures de protection de la vie privée », a commenté vendredi par écrit le commissaire Daniel Therrien — en proposant de s’assurer de l’exactitude des informations, de protéger leur communication et leur utilisation ultérieures et de mettre en place des mécanismes de surveillance.
Le secrétaire parlementaire du ministère de la Sécurité publique, Michel Picard, a fait valoir que ce partage d’information n’est qu’une « procédure normale » afin d’assurer aux « Canadiens que tous les moyens sont pris pour maximiser les chances, d’une part, de garantir leur sécurité, et, d’autre part, qu’on puisse mieux définir les cibles qui nous intéressent ».
Entre les mains de qui ?
Mais une fois ces renseignements transférés, le Canada n’a plus aucun contrôle sur leur destination. « Et dans un monde de plus en plus interconnecté, où l’information est partagée de toutes sortes de façons avec une panoplie de gouvernements et d’acteurs, une fois que le Canada ne la contrôle plus, on ne peut plus prévenir qu’elle soit mal utilisée ou exploitée. Et ça veut dire que le risque qu’il y ait un autre Maher Arar devient très grave », martèle Alex Neve. Maher Arar est ce Canadien qui avait été expulsé par les États-Unis vers la Syrie. Les Américains ne s’étaient pas basés sur ses allées et venues aux frontières, mais sur des renseignements de surveillance fournis par la GRC.
Garry Neil, directeur du Conseil des Canadiens, note quant à lui qu’« une fois que les mécanismes de partage de cette information ont été mis en place, c’est plus compliqué de les défaire. Parce que vous avez des gens qui s’habituent aux systèmes qui le permettent ».
Cette collecte de renseignements ouvre en outre une boîte de pandore, car les douaniers ne s’en tiennent pas qu’aux données biographiques des voyageurs mais ratissent plus large en dénichant tout leur passé, déplore M. Neil. Certains voyageurs se sont par exemple vu refuser l’entrée aux États-Unis car ils avaient appelé le 911 dans un moment de détresse où ils songeaient à s’enlever la vie.
Ottawa et Washington ont par ailleurs annoncé qu’ils partageront leurs listes d’interdiction de vol. Le commissaire à la vie privée, qui a été consulté, s’est dit « heureux de constater que [ses] commentaires avaient permis d’apporter certaines améliorations ».
Mais encore là, cette liste secrète est déjà truffée de problèmes, soutient Alex Neve, puisqu’il n’y a pas de « processus juste qui permette de corriger les erreurs » qui s’y trouvent ou d’en retirer son nom.
MM. Obama et Trudeau ont promis de s’y atteler et de simplifier les plaintes et les retraits de cette liste. Mais Garry Neil est sceptique, car Ottawa peine depuis des mois à trouver une solution au fait qu’un garçon de six ans, du même nom qu’un individu sur la liste d’interdiction de vol — Syed Adam Ahmed —, soit intercepté chaque fois qu’il tente de prendre l’avion avec ses parents. « S’ils ne savent pas régler le problème pour un garçon de six ans, comment vont-ils le régler pour un homme musulman de 46 ans qui a le même nom qu’un présumé terroriste ? »
Le premier ministre Justin Trudeau a terminé son voyage officiel à Washington vendredi en répondant aux questions d’un groupe d’étudiants de l’American University, puis à celles d’un autre groupe lors d’une rencontre organisée par le centre de recherche Canada 2020 — un organisme proche des libéraux fédéraux. La matinée s’était amorcée sur une note plus solennelle, M. Trudeau s’étant rendu au cimetière national d’Arlington pour déposer une couronne de fleurs sur la tombe du Soldat inconnu.
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