Une autre démission à la commission d’enquête sur les autochtones disparues

Nouveau revers pour la commission d’enquête sur les femmes autochtones, qui encaisse une cinquième démission en quelques mois. Cette fois-ci, c’est nulle autre qu’une de ses commissaires, Marilyn Poitras, qui abandonne le navire. Un autre départ qui risque de continuer à saper le moral des troupes, déjà miné par de nombreuses critiques au sein des communautés autochtones. Les chefs régionaux des Premières Nations persistent à dire que l’enquête doit suivre son cours, mais tous s’attendent à ce qu’elle réponde rapidement à leurs préoccupations.
Même la ministre des Affaires autochtones commençait à s’inquiéter du sort de l’enquête, lancée en grande pompe il y a onze mois. Ayant eu vent du départ de la commissaire de la Saskatchewan Marilyn Poitras, la ministre Carolyn Bennett avait convoqué une rencontre avec les membres de la commission lundi. L’heure était aux bilans, question de rassurer le gouvernement. La ministre affirme que ses craintes ont été apaisées. « Je les ai entendus décrire de façon passionnée leur travail, leur vision, les valeurs, le plan de travail, le plan de recherche et leur engagement à ce que le rapport intermédiaire [attendu fin novembre] soit terminé à temps », a rapporté la ministre, en martelant que le problème en était surtout un de communication. Les commissaires n’ont simplement pas partagé tout le travail abattu loin des projecteurs, a-t-elle argué, en point de presse à Ottawa pour réagir au départ de Marilyn Poitras.
La commissaire métisse venait de claquer la porte à l’enquête fédérale, en déplorant de ne pas être en mesure de remplir ses fonctions « en vertu du processus tel qu’il est conçu dans sa structure actuelle », écrivait-elle dans une lettre au premier ministre Justin Trudeau obtenue par laCBC.
En coulisse, on rapporte que Marilyn Poitras ne s’entendait pas toujours avec ses quatre collègues commissaires. « Comme dans toute famille, il n’y a pas toujours l’harmonie », semblait confirmer la commissaire en chef, Marion Buller, sur les ondes deCBC.
Mais son départ suit celui de quatre autres membres de l’équipe, ainsi qu’une mise à pied. Certains sont partis pour briguer de nouveaux défis. D’autres, comme la directrice générale Michèle Moreau, ont évoqué « des raisons de valeurs personnelles » sans vouloir donner plus de précisions.
La commission d’enquête a été la cible de nombreuses critiques au fil des mois. Elle mettait trop de temps à se mettre en branle, entendait-on. Ses travaux allaient trop vite pour les familles, disaient d’autres. Ce qui pouvait devenir lourd à porter pour les membres de l’équipe, qui travaillent de longues heures loin de leur famille, explique la commissaire Michèle Audette. A-t-elle elle-même songé à démissionner ? « Non, assure-t-elle. Mais j’ai pleuré souvent par exemple. »
Mme Audette est convaincue que les quatre commissaires sauront terminer le travail — à moins que le gouvernement décide de nommer une nouvelle cinquième commissaire, pour assurer une représentation métisse au sein de l’équipe. Michèle Audette admet cependant que le départ de Marilyn Poitras risque de raviver les craintes de plusieurs. « Ça va ramener une préoccupation canadienne, une préoccupation auprès des familles en pensant qu’on ne sera pas capables, convient-elle en entrevue avec Le Devoir. Donc c’est important de rassurer les familles. »
Deux désaveux
Les commissaires devront faire vite. Car l’Association des femmes autochtones de l’Ontario (AFAO) a retiré son appui à l’enquête fédérale mardi. Une décision prise avant le départ de Marilyn Poitras, l’AFAO trouvant que la commission n’en faisait pas assez pour rejoindre les familles ou pour préparer ses audiences de l’automne — l’AFAO ayant appris en conférence de presse qu’une rencontre était prévue à Thunder Bay en septembre. « Nous n’avons plus confiance que l’enquête remplira son mandat et travaillera de façon responsable avec les familles et les communautés », dénonçait sa présidente, Dawn Harvard, par écrit.
Femmes autochtones du Québec s’est montrée tout aussi critique — quoique ne retirant pas son appui à l’enquête —, en déplorant que la démission de cette semaine confirme les problèmes de communication des commissaires avec les familles et ne fait « qu’attiser la frustration au sein des communautés ». « Il est grand temps pour la commission d’arrêter de se voiler la face en refusant d’aborder un problème qui mérite pourtant l’attention de tous », fait valoir l’association par voie de communiqué.
Tour à tour, des chefs régionaux de l’Assemblée des Premières Nations ont argué que la commission devait garder le cap malgré tout.
« Nous avons attendu trop longtemps cette enquête. On ne peut pas perdre de vue que nos femmes et nos filles autochtones disparaissent, qu’il y a des décès, et qu’il s’agit de faire des changements pour l’avenir », a fait valoir Heather Bear, chef adjointe de la Fédération des nations indiennes de la Saskatchewan, qui estime qu’une cinquième commissaire devra être nommée rapidement.
« Une démission ne stoppera pas l’enquête, a renchéri le chef national de l’APN, Perry Bellegarde. On doit continuer d’avancer, car on a travaillé trop fort, avec toutes les organisations et les familles, pour arriver si loin. »
Kevin Hart, chef régional du Manitoba, appuie lui aussi toujours l’enquête nationale. Mais il déplore « qu’on soit à nouveau distraits par toutes ces démissions, alors qu’on devrait se concentrer sur les familles ».
« C’est une occasion peut-être pour l’enquête nationale de mettre cartes sur table par rapport à son fonctionnement, ce qui a pu faire défaut », a commenté Ghislain Picard, chef de l’Assemblée nationale des Premières Nations du Québec et du Labrador.
L’heure de rendre des comptes
Michèle Audette participera à l’assemblée générale de l’APN, dans deux semaines à Régina, accompagnée d’une de ses collègues. L’occasion de répondre aux questions pour rassurer chefs et familles.
« Ils vont faire face à des questions difficiles, et on va avoir besoin de réponses », prévient Kevin Hart. « Ce sera l’occasion pour les commissaires de parler aux chefs et de neutraliser certaines incertitudes », a renchéri Heather Bear. L’APN n’a cependant prévu qu’une heure pour ces échanges fort attendus.
Marilyn Poitras a dénoncé, dans une déclaration transmise à la CBC, que le « modèle d’audiences du statu quo colonial soit la voie pour la majorité » des commissaires. Elle aurait souhaité aller à la rencontre de tous, dans autant de communautés que possible, rurales, urbaines et isolées. « J’estime que les termes du mandat qu’on nous avait demandé de respecter ne l’ont pas été. »
Doris Anderson, du Conseil des femmes autochtones du Yukon, espère que ce voeu de la commissaire démissionnaire ne sera pas oublié par ses collègues toujours en poste. Car des familles de communautés isolées ne pourront pas nécessairement se déplacer dans les grands centres qui accueilleront l’enquête fédérale. Mais elle souhaite elle aussi avant tout que la commission aille de l’avant. « Pour que la guérison puisse débuter, il faut que l’enquête commence à travailler sur des recommandations. »